8

Les murs de la ville, gris et massifs, se dressaient pesamment à partir d’une falaise basse qui dominait le lac Po. Mais ce souci de défense était démenti par des portes doubles à armature de fer qui étaient grandes ouvertes. Aleytys tira sur les rênes pour arrêter les chevaux et contempla les pavés en mosaïque qui commençaient à la limite extérieure de la muraille.

– On dirait l’intérieur d’une maison. Tu es sûr qu’on peut entrer avec les chariots ?

Invisible à l’intérieur de la caravane, Loahn lui répondit avec impatience :

– Je te l’ai dit. Tu avances tout droit jusqu’à la place.

– On y va.

Elle fit claquer les rênes pour faire avancer les chevaux au pas.

La large avenue était pavée de petites dalles noires et blanches suivant un dessin stylisé représentant les plantes grimpantes des clôtures, le long de la route. De part et d’autre de la rue, les maisons étaient des murs vides et énigmatiques sans fenêtres, sur deux niveaux, ne possédant qu’une lourde porte cerclée de fer. Celle-ci, comme à l’entrée de la ville, était ouverte à la brise vagabonde qui agitait l’air chaud et humide de ce milieu d’après-midi. En passant, Aleytys apercevait de charmantes cours vertes, avec parfois une fontaine. Les gens allaient et venaient en bavardant tranquillement, ceux mêmes qui devaient se rendre quelque part prenant le temps de s’arrêter pour regarder les nouveaux venus. Lorsque Aleytys pénétra sur la place centrale, un certain nombre de curieux suivirent les deux caravanes.

Le dessin noir et blanc se divisait pour encercler un mince minaret haut de près de cent mètres se déployant en tulipe, semblable à tous ceux qu’elle avait aperçus les jours précédents. Maintenant qu’elle était à proximité, elle voyait que sa couleur écarlate n’était pas unie mais faite de milliers de carreaux rouges scellés dans une matrice blanche. La tour s’élevait telle une fleur exotique parmi les réalités plus sèches des bâtisses nues et des pavés noirs et blancs. Une volée de marches s’enroulait en spirale autour du minaret, délicate comme une dentelle blanche, et rejoignait la plate-forme du guet. Juste en dessous, un orifice ovale était percé dans la tour. Une grosse cloche de bronze y pendait, immobile et massive.

Surgissant des boutiques et des restaurants qui parfumaient l’air d’une odeur de viande, de pain frais et de thé à la manière de Lamarchos, les gens sortaient pour assister à l’arrivée des étrangers. Nul ne s’adressa directement à Aleytys ni aux autres. Ils les entouraient et se livraient à des conjectures mais attendaient qu’elle fît le premier pas, qu’elle indiquât qui elle était et ce qu’elle désirait.

Aleytys arrêta les chevaux tout près du minaret. Elle tira sur les rênes, qu’elle lia au taquet et se tourna vers Stavver.

– C’est le moment de sonner la cloche. Prêt ?

Il hocha la tête et descendit du banc. Remontant son batik, il s’avança à grands pas de la tour, détacha la corde et tira vigoureusement.

La note basse se répandit parmi les visages stupéfaits des citadins. Il compta jusqu’à cinq et tira une nouvelle fois. Trois coups : le rassemblement du Kauna. Il rattacha la corde autour du taquet et retourna au chariot.

La place se fit silencieuse. Aleytys resta volontairement immobile, le visage affichant un masque calme et souriant, projetant une confiance qu’elle était loin d’éprouver. Stavver s’appuya contre le siège, un large sourire sur le visage, les pouces coincés sous sa large ceinture en cuir.

La foule silencieuse, bouche bée, s’écarta pour laisser passer une procession de six hommes et une femme, l’air sombre, solennels, sans un soupçon d’humour dans l’expression. Ils portaient un batik enroulé autour d’une panse imposante, avec en plus une courte cape en plumes dorées agrafée à l’épaule par une chaîne en or. Chacun portait une crosse en forme de pagaie de canot recouverte de sculptures compliquées.

Leur chef s’arrêta à côté d’Aleytys.

– Pourquoi convoquez-vous le Kauna, étrangers ?

Aleytys le considéra silencieusement un instant, tandis qu’il se sentait de plus en plus mal à l’aise. Là où elle se tenait, il était obligé de relever la tête s’il souhaitait voir plus haut que ses genoux.

– Olelo.

Le porte-parole franchit le rideau, resta une seconde en équilibre sur le dossier du banc puis remonta le bras d’Aleytys à toute allure et s’installa très droit sur son épaule, ses yeux noirs et brillants dansant sur les visages stupéfaits des Anciens.

– Je suis Lahela gikena.

Un murmure de surprise se répandit par toute la place. Les curieux se rapprochèrent.

– Je suis venue accuser Wahi-Po d’injustice, pour avoir condamné un innocent.

Le Premier du Kauna pencha poliment la tête en avant puis braqua sur elle ses yeux rusés couleur alezan, gêné par le mouvement ainsi imposé à sa nuque.

– Tu es la bienvenue, gikena. Mais nous ne comprenons pas. De quoi nous accuses-tu ?

Olelo eut soudain un petit rire, ce son ténu détruisant l’impression de dignité que s’efforçait de projeter le Premier.

– Oh, Ancien, je vois tes yeux qui m’observent. Des yeux grands ouverts. (Il rit encore doucement.) Il y a trois mois, tu les tenais fermés pour ne point voir.

Le Premier cligna les yeux et modifia la position de ses pieds sur les carreaux noirs et blancs. Derrière lui, les autres, le cou douloureux du fait de la position d’Aleytys, considérèrent leurs orteils grassouillets ; mais, comme ils se sentirent encore plus mal à l’aise d’être regardés sans contrepartie, ils relevèrent la tête pour voir le visage d’Aleytys.

Toujours sans sourire, celle-ci branla du chef.

– Les Lakoe-heai m’ont envoyée ici. Ce qui a été fait doit être défait.

Les Anciens émirent un halètement de surprise en voyant apparaître Loahn derrière le banc. Le murmure de surprise qui parcourut la foule fut cette fois-ci mêlé de  colère. Les Kauna se rapprochèrent les uns des autres,  cherchant à se réconforter mutuellement, le regard glissant sans plaisir aucun sur la maigre silhouette du paria.

– Amenez la femme Riyda et les fils d’Arahn.

Le Premier se renfrogna.

– Je ne t’ai jamais vue, femme. Tu te dis gikena. Comment savoir si tu es vraiment élue ?

– Je n’ai rien à prouver, vieillard. Je suis venue ici pour vous donner une chance de redresser le tort que vous avez causé à un innocent. Tu sais qu’il ne m’était pas nécessaire de venir. Ce jeune aurait pu me servir le temps que j’aurais requis de lui et aurait pu revenir ici sans que nul ne pût lui en refuser le droit. S’il désirait revenir dans un désert. Tu comprends cela, Pukili, Ancien de Wahi-Po ? Je ne te menace point, je me contente de donner des explications. Si je me détourne de ces lieux, ils seront maudits.

Le Premier pâlit.

– Non, si’a gikena ! (Il se tourna vers les autres, tout près de lui.) Mele, Lukia. Prenez des gardes et amenez cette femme. Et autant de ses fils que possible. (Il baissa obséquieusement la tête devant Aleytys.) Certains des fils d’Arahn risquent d’être partis.

– C’est acceptable. Bien que celui qui ne viendra point doive m’être amené un jour ou l’autre.

L’Ancien jeta un coup d’œil à Loahn et le mépris qu’il ne put dissimuler traça sur son visage des rides amères.

– Tu dis que celui-ci est innocent ?

Aleytys haussa un sourcil.

– Si tu enfourches ma jument, tu risqueras d’être désarçonné, vieillard. Wahi-Po est-elle à ce point dénuée de courtoisie ? Prends patience avant la venue de cette femme.

– Puis-je t’offrir l’hospitalité de ma demeure ? De l’eau, de l’ombre, peut-être de la viande et du thé ?

– Je n’entrerai sous aucun toit de ce lieu avant que le mal ait été conjuré, le tort réparé. Et je ne mangerai ni ne boirai tant que ne sera point accompli ce que je suis venue faire.

Les assistants se serrèrent les uns contre les autres pour se rassurer par le contact de la chair contre la chair.

– Loahn, rentre. Je ne veux pas qu’elle te voie.

Aleytys avait parlé doucement pour que personne d’autre ne l’entende.

Le temps s’écoula lentement, marqué par le seul soleil, qui descendit d’un degré vers son but : l’horizon occidental. Aleytys restait immobile, luttant contre un désir de se gratter qui atteignait des proportions risibles. Elle se demandait comment Maissa et Kale supportaient cette laborieuse attente, espérant que Maissa faisait passer le temps à dormir grâce à sa drogue.

Finalement elle entendit un bruit allant croissant, la voix stridente d’une femme qui dominait le marmonnement maussade de la foule. Mele et Lukia dépassèrent le chariot dans un complet silence. Derrière eux, deux gardes des Kauna tenaient les bras d’une femme basanée au corps opulent qui se tortillait. Sa colère n’ôtait rien à sa beauté, et elle vibrait d’une vitalité qui rendait ridicules les Anciens, qui dissolvait même la personnalité des hommes robustes qui la forçaient maintenant à se tourner vers Aleytys.

Le Premier baissa la tête.

– Voici Riyda, femme et veuve d’Arahn.

– Et les fils d’Arahn ?

– Comme tu vois, les trois sont là. (Il désigna derrière les gardes les adolescents trapus et sombres.)

– Olelo ?

Le porte-parole passa une patte sur son jabot blanc.

– Il dit la vérité, sœur gikena.

– Pourquoi tout ce remue-ménage ? (Riyda examina Aleytys avec méfiance. Puis elle se tourna vers les Kauna.) Je suis une honnête femme. Une veuve ayant charge de l’âme de son mari. Quels sont mes droits, si’a Pukili ? On m’a arrachée à ma demeure comme la dernière des putains de bas étage.

Une vertueuse indignation flamboyait dans son regard. Autour d’elle, les gens de Wahi-Po murmuraient plus haut, jetant des regards hostiles à l’étrangère qui était venue ici attaquer l’une des leurs.

– Vous connaissez mon père. Mon frère se trouve ici. Toi, Mele, tu es la sœur de ma mère. (D’une secousse, elle libéra ses bras.) Pourquoi avez-vous fait ceci ?

Aleytys sentait que la foule réagissait en faveur de Riyda. Les miasmes de colère régnant sur la place lui firent plisser le nez. Elle frissonna. Il fallait que tout s’arrange. Mais cette maudite femme était une redoutable lutteuse. Elle tendit la main et toucha le porte-parole. Il enroula sa petite main noire autour de son doigt et elle se retrouva emplie de chaleur et de confiance. Elle sourit.

– Tu veux savoir la raison de ceci, femme ? Toi ? Si le châtiment des Lakoe-heai tombe sur Wahi-Po, c’est toi, Riyda, qui en sera la cause.

– Le châtiment ? (La colère diminua un instant chez Riyda, mais elle ne pouvait se permettre la moindre faiblesse. Son visage s’adoucit et arbora une expression de stupéfaction.) Moi ? Je ne comprends pas. J’ai accompli les rites nécessaires, j’ai été fidèle à mon mari. Nul autre homme ne peut proclamer que j’aie de mon plein gré couché avec lui. J’ai honoré les morts et ai loyalement servi les vivants. Je suis une pauvre femme sans défense, et mon seul protecteur est en route pour Ma-e-Uhane en attendant sa résurrection. Que puis-je donc avoir fait ?

– Je suis gikena, femme. Tes manigances ne trompent que ceux qui ne peuvent les percer au jour. Tu as déshonoré ton mari. Tu as déchu de ses droits son premier-né. Tu as menti, femme !

Riyda fut effrayée. Tel un animal traqué, elle rejeta la tête en arrière et se prépara à l’affrontement.

– Pourquoi me faire cela ? s’écria-t-elle. (Elle se tourna face à la foule et tendit vers elle des mains tremblantes.) Aidez-moi. Aidez-moi, mes amis, mon sang, mon peuple, sang de mon sang ! Cette femme ment. Comment peut-elle être une vraie gikena si elle ment ainsi à mon sujet ? Je suis innocente, je n’ai rien fait de mal !

Un murmure sourd parcourut la foule. Feignant d’ignorer les grognements de colère, Aleytys demeura droite et immobile, apparemment indifférente au danger. Intérieurement, elle était terrifiée. Olelo lui tapota la joue puis bondit sur le toit de la caravane.

– Wahi-Po, s’écria-t-il, sa petite voix prenant soudain la force du tonnerre qui gronde dans un ciel sans nuage. Ma sœur gikena dit la vérité ! Cette femme ment, elle cherche à vous tourner contre celle qui vous a été envoyée par les Lakoe-heai, lesquels vous parlent par la bouche de ce petit animal. Avant de laisser le corps l’emporter sur l’esprit, rappelez-vous ce qui est arrivé à Wahi-Aliki !

Le tonnerre gronda encore. Des fissures se dessinèrent sur la mosaïque du sol tandis que bougeait la terre, un instant aussi instable que l’océan. Le minaret oscilla et gémit. Puis Olelo redescendit se percher sur l’épaule d’Aleytys.

Elle déglutit rapidement et pointa sur Riyda un index accusateur.

– Dis la vérité, femme. Tu as drogué ce garçon.

– Non… non… !

Riyda pivota pour s’enfuir, mais les gardes l’attrapèrent et la ramenèrent. Elle se tortilla pour se libérer.

Aleytys claqua impatiemment les doigts.

– Tu ne veux toujours pas dire la vérité. (Elle descendit du chariot.) Viens mentir sous ma main. Si tu le peux.

Riyda hurla quand Aleytys tendit le bras vers elle ; elle hurla à nouveau de terreur et de douleur tandis que le feu brûlait son corps convulsé. Le ciel arborait une couleur cuivrée de mauvais augure ; les volutes pastel, roses, bleues, lavande, vert pomme et jaunes se réduisirent à un étroit ruban encerclant l’horizon. Un vent sec et brûlant émit un gémissement lugubre en fondant sur la ville. La foule qui, l’instant précédent, était hostile et menaçante se désintégra en individus que la superstition faisait frémir et que la peur faisait reculer loin de cette terrible scène. Riyda perçut la différence à travers une brume de douleur et se mit à sangloter silencieusement.

– Tu as drogué ce garçon, répéta sévèrement Aleytys. (Ses doigts reposaient avec légèreté sur les tempes de la femme, et elle considérait son visage en sueur sans éprouver beaucoup de pitié.)

– Je… j’ai drogué le garçon, chuchota Riyda.

– Plus fort, femme ! Que tout le monde puisse entendre.

– J’ai drogué le garçon.

– Tu t’es enduite du sang d’un animal.

– Non… ahhh… (La douleur la parcourut, feu la brûlant vive, la dévorant.) Oui, oui ! hurla-t-elle. J’ai tué un oiseau d’eau et me suis barbouillé les cuisses de son sang.

– Tu as menti en disant que Loahn t’avait violée.

– J’ai menti. J’ai menti. J’ai menti !

– Tu as menti en disant qu’il avait craché sur le cadavre de son père.

– Oui, oui ! (Son corps était agité de profonds sanglots.) J’ai menti. J’ai menti pour tout, ôte ta main, gikena, ôte ta main, je t’en supplie… je t’en supplie !… J’ai mal… J’ai menti, oui, j’ai menti. Je le haïssais. C’était un bon à rien. Sans lui, mes fils auraient eu ce patrimoine. Mes fils, pas le sien, à elle. Il ne l’avait pas oubliée. Il m’avait épousée, j’ai été bien meilleure pour lui, mais il ne l’oubliait pas. Sorcière ! Elle l’avait envoûté, elle avait lié son âme à la sienne.

Sa tête tomba en avant et elle demeura inerte entre les bras des gardes.

Aleytys recula et remonta dans le chariot. Le visage arborant un masque menaçant, une main posée sur le porte-parole, elle balaya de son glacial regard bleu-vert la foule hébétée.

– Vous avez causé du tort à un innocent, gens de Wahi-Po ! Ceux d’entre vous qui avaient des raisons d’éprouver du ressentiment à son égard se sont laissé emporter par leurs préjugés ; quant aux autres, ils ne valent pas mieux, car ils ont suivi le mouvement comme des moutons. Et vous, Anciens du Kauna, vous n’avez même pas écouté ce garçon, vous l’avez condamné à une mort lente et êtes placidement retournés à votre bauge ! Loahn. Viens me rejoindre.

Loahn franchit le rideau et se tint derrière elle, face aux Kauna repentants.

– Vous lui devez réparation, Anciens de Wahi-Po. Vous lui rendrez d’abord son patrimoine, sa place dans la communauté de Wahi-Po et les propriétés de son père. Oui ?

Pukili serra les doigts autour de sa crosse jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent. Il baissa la tête d’un air contrarié, puis se redressa.

– Mele, sonne le rassemblement.

La grosse femme salua brièvement. Elle libéra la corde de son taquet et tira puissamment dessus. Une fois, deux fois. Une fois, deux fois. Une fois, deux fois. Tout le peuple de Wahi-Po devait se rassembler devant le Kauna. Mele lissa sa cape en plumes afin qu’elle soit bien nette sur ses épaules puis alla reprendre sa place derrière le Premier.

– Oyez. (La voix de Pukili s’éleva comme une incantation aiguë. Par trois fois il tapa de sa crosse le pavé.) Oyez.

À sa suite, les autres entonnèrent une mélopée sans paroles et tapèrent de la crosse à l’unisson puis firent le tour des chariots en répétant sans cesse le même appel. Trop effrayé pour laisser à sa curiosité le loisir de s’enquérir des autres membres de ce groupe mal assorti venu troubler sa sérénité, il effectua aussi rapidement que possible les trois tours requis avant de s’arrêter face à Aleytys. Une dernière fois, il tapa dignement de sa crosse le pavé et attendit que les autres eussent signifié leur assentiment en l’imitant, puis il reprit son incantation.

– Sachez-le. Loahn, fils d’Arahn du clan de l’Epervier, fils de Selura du clan de la Lune, accusé à tort et banni, nous te rappelons pour que tu rejoignes ton peuple. Nous te disons que notre acte a déplu aux Lakoe-heai. Nous t’implorons de nous pardonner et d’ôter ces nuages de sur nos têtes. Fils d’Arahn, tiens-toi dans la salle du clan de la demeure de ton père, maître des hommes et des bêtes, maître des terres possédées par ton père.

Pukili s’humecta les lèvres, les yeux fixés sur le visage sans expression de Loahn.

– Cela ne suffit point. (Aleytys parla doucement, ses paroles amenant un sourire anémique sur le visage de Pukili.) Pendant un mois, Loahn, fils d’Arahn, n’eut rien pour se nourrir ou se réchauffer. Il avait soif mais ne pouvait que voler furtivement une gorgée d’eau sous la protection de la nuit. Lorsque je l’ai rencontré, guidée par la volonté des Lakoe-heai, ses os étaient enveloppés d’une peau brûlée par le soleil et il se mourait d’une blessure purulente, un morceau de flèche planté dans le dos. Anciens du Kauna, je vous tiens pour responsables de tout cela. Un mois. Vous rendrez au triple : trois des plus beaux étalons ; trois poulinières pleines ; trois fois trois pièces d’or. (Elle caressa la fourrure du porte-parole.) Vous qui m’avez envoyée vers ce garçon, cela suffit-il ?

Le petit animal se frotta voluptueusement contre sa main. Il souleva ses paupières translucides et posa sur l’assemblée un regard empli d’une malicieuse allégresse.

– Tout juste, sœur. Tout juste. Et ces dons doivent être faits de bonne grâce. Nous détestons les donateurs contrariés.

Il se pelotonna derechef contre la main d’Aleytys et referma les yeux. Aleytys branla du chef à l’adresse des Kauna.

– Vous avez entendu ?

Pukili baissa les yeux.

– Nous entendons, si’a gikena.

– Ce sera fait ?

– Ce sera fait.

Il tapa de la crosse pour sanctionner officiellement son accord et les autres suivirent à contrecœur son exemple.

– Bien.

– La femme Riyda. Que faisons-nous d’elle ?

Pukili envoya un coup de sa crosse dans les côtes du malheureux tas écroulé à ses pieds.

Aleytys fronça les sourcils, consciente du fait qu’elle avait déjà, quoi qu’elle dît ou fît, détruit une personne. Maintenant qu’il était trop tard, le résultat de son action lui procurait un sentiment de malaise et de saleté. Il devait bien exister un moyen de soigner… Soigner !

Elle fit volte-face et saisit le bras de Loahn.

– C’est toi qui as été blessé, c’est à toi de répondre. Souhaites-tu qu’elle soit bannie comme tu le fus toi-même ?

L’adolescent considéra d’un regard implacable la forme accroupie. Puis il haussa les épaules.

– Je te sers, si’a gikena. Mais je ne désire pas que celle-ci me cause encore des ennuis.

– J’ai guéri ton corps, Loahn. Si je puis purger son âme, l’accepteras-tu dans ta demeure ?

– Elle était la femme de mon père. Après tout, ce n’est qu’une femme. Fais ce que bon te semble, si’a gikena.

Son regard dépassa sa belle-mère et il sourit à ses demi-frères debout à côté des Kauna : Keoki, quinze ans, dissimulait sa peur et son incertitude derrière un air renfrogné ; Pima, quatorze ans, faisait de son mieux pour l’imiter ; Moke, le cadet, lui souriait timidement.

Loahn descendit du chariot et fit face à Pukili.

– Mes frères n’ont rien eu à voir avec ces mensonges. Ils seront les bienvenus chez moi, s’ils désirent revenir. (Feignant d’ignorer Riyda, il sourit aux gamins.) Keoki, j’ai besoin de toi, mon frère. Viendras-tu ? (Il tendit les mains.) Nous n’avons jamais été de mauvais amis.

Imitant l’attitude de Loahn, Keoki s’avança vers son frère, hésita une seconde puis tendit les mains avec un large sourire qui transforma son morne visage. Ils se serrèrent les avant-bras puis s’enlacèrent avec un rire quelque peu crispé. Pima et Moke coururent les rejoindre pour ne rien perdre de l’affectueuse joute qui s’ensuivit.

Keoki s’arrêta et apaisa ses frères. Il s’agenouilla devant Loahn et tendit les mains, paumes serrées l’une contre l’autre.

– Je te servirai, frère aîné.

Pima et Moke s’agenouillèrent à leur tour pour accomplir ce rite très simple.

– Loahn.

Il revint à la caravane et leva les yeux vers elle, se demandant ce qu’elle désirait.

– Emmène tes frères chez toi, mon ami. Leyilli peut vous accompagner.

– Je comprends, si’a gikena. Nous te préparerons une chambre.

Elle hésita.

– Loahn, il se peut que je ramène Riyda avec moi. Je n’en suis pas sûre, mais prévois tout à cet effet.

Elle descendit à son côté et lui toucha le bras avec affection puis s’avança d’un pas nerveux vers l’autre caravane, répugnant à affronter Maissa. Pour la première fois, elle comprit ce que voulait dire Stavver en déclarant qu’il ne se fiait pas à Maissa. La peste soit de cette diplomatie ! songea-t-elle. Elle s’arrêta et adressa un sourire amène au masque insondable tourné vers elle.

– Leyilli, je serais heureuse que tu ramènes ces quatre frères chez eux.

La malveillance éclatant sur son visage, Maissa lui rendit son sourire en appréciant la fausseté de la situation.

– Bien entendu, si’a gikena. (Les mains se serrèrent sur les rênes et Aleytys broncha. Maissa gloussa. Elle tendit les rênes à Kale.) Ma demeure leur appartient, fit-elle avec une rare hypocrisie.

Aleytys regarda Kale faire tourner les chevaux pour partir, deux jeunes visages avides de curiosité la considérant par le rideau arrière. Lorsqu’ils eurent franchi le portail, elle rejoignit Riyda et s’agenouilla à son côté.

La femme basanée leva un visage hagard.

– Mes propres fils !

– Tu les as chassés. La haine qui t’habite pourrit tout. Si tu changes cela, le reste changera aussi. (Aleytys sentit la foule curieuse se rapprocher avec la joie cruelle d’une créature multiple.) Renvoyez-les, lâcha-t-elle à l’adresse des Kauna. Mais restez ici en tant que témoins. (Des yeux glacés bleu-vert balayèrent les visages avides.) Dégagez !

Les Kauna repoussèrent les spectateurs jusqu’aux limites de la place où ils s’accroupirent patiemment, le regard toujours fixé sur le petit groupe proche de la tour. Aleytys hocha la tête pour marquer qu’elle appréciait les efforts des Anciens puis reporta son attention sur Riyda.

– Aide-moi à t’aider, Riyda, murmura-t-elle.

Elle tendit la main vers la femme. Celle-ci recula brutalement la tête.

– T’aider ? (La colère luttait contre la peur.) T’aider ? Alors que tu m’as tout volé ?

– Tu sais que c’est faux. (Aleytys tendit encore la main mais Riyda la repoussa.) Désires-tu vraiment être paria ?

– Je ne désire rien de toi.

Pukili enfonça le bout de sa crosse dans les côtes de Riyda et lui arracha un gémissement de douleur.

– Garce ingrate ! Tu perds ton temps avec elle, si’a gikena.

– Recule. (Aleytys explosa.) Imbécile ! Cela ne te regarde nullement. Éloigne-toi et laisse-moi accomplir ce qui doit être accompli.

Offensé, quelque peu effrayé, Pukili battit en retraite et considéra les deux femmes d’un air revêche.

Aleytys feignit de l’ignorer et parla à Riyda d’une voix apaisante.

– Je suis guérisseuse. La haine est en toi une maladie qui te détruit. Laisse-moi te donner la paix, Riyda. (Elle tendit à nouveau la main.) N’aie point peur, Riyda. Laisse-moi t’aider. Regarde-moi. Regarde mon visage. Pauvre créature blessée…

Elle répéta sans cesse ces paroles comme une litanie jusqu’à ce que Riyda la fixe d’un air hébété. Lentement, précautionneusement, elle étendit les mains et toucha la femme aux tempes. Elle fit glisser ses doigts et les amena sur le front moite.

Elle ferma alors les yeux et laissa l’onde noire couler à travers ses mains pour envahir le cerveau malade et douloureux de Riyda. Ne sachant trop que faire ensuite, elle regarda cette onde clapoter au hasard jusqu’à ce que le courant commence à gronder, tel un torrent, autour d’un objet qui ressemblait à une nodosité cancérigène. Tournant et tourbillonnant, l’eau sombre rongea la nodosité à toute vitesse et finit par la faire disparaître. Le torrent ralentit et devint filet d’eau.

Aleytys rouvrit les yeux, sentant les battements de son cœur, le corps tremblant d’épuisement. Riyda était étendue sur le pavé, se tortillant doucement sous l’effet de tics animaux, toute lueur d’intelligence ayant abandonné son visage, transformé en un masque hideux, informe, inhumain. En soupirant, lasse jusqu’à la moelle, Aleytys se mit à genoux et toucha l’épaule de Riyda.

– Mon petit, c’est un monde nouveau pour toi. Regarde-le.

Riyda gémit en ouvrant les yeux. Elle se hissa à genoux avec raideur pour se redresser et observer Aleytys. Au bout d’un instant, elle posa sa main ouverte sur son cœur. Un sourire timide apparut sur ses lèvres épaisses.

– C’est parti, murmura-t-elle.

Aleytys se mit sur ses pieds en hésitant et tendit les mains. Elle saisit Riyda et l’aida à se lever.

Celle-ci regarda autour d’elle. Lorsqu’elle vit les yeux avides de ses amis et parents, le sang lui monta au visage. Elle se cacha le visage.

– J’ai tellement honte. Ay-gikena, j’ai tellement honte !

– Inutile, mon petit. (Aleytys enlaça les épaules tremblantes de Riyda.) C’était de la haine. Ne t’inquiète pas, tu as toujours un foyer. Loahn veut que tu tiennes sa maison le temps qu’il demeurera à mon service. Inutile également de le craindre, fais-moi confiance.

– Comment pourrai-je encore le regarder en face après ce que j’ai fait ? Et eux… (Elle agita la main en direction de tous les assistants.) Ils savent tous.

– Songe un peu à cela : n’importe lequel d’entre eux aurait pu agir de la même manière. Keon, aide-moi.

Ils emmenèrent la femme jusqu’à la caravane. Stavver en descendit et ils firent entrer Riyda par l’escalier arrière, puis l’allongèrent sur un matelas.

Un instant Aleytys resta appuyée contre Stavver, le corps ferme de celui-ci distillant un calme réparateur dans l’esprit en lambeaux de la femme. Il l’enlaça avec une paisible affection.

– Ça va, maintenant, Leyta ?

– La vie n’arrête pas de se compliquer, soupira-t-elle. Enfin, allons retrouver ces idiots à l’extérieur.

– Réfléchis une seconde, mon aimée. Une fois chez Loahn, tu pourras prendre ton fameux bain.

Lamarchos
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